En plein centre d’Athènes, la piscine de l’hôtel Hilton est assurément l’une des plus belles de la capitale grecque. La semaine dernière, les silhouettes quelque peu incongrues, en costume-cravate et tailleur, qu’on pouvait y croiser à l’aube n’avaient rien de noctambules égarés en quête d’after. D’après les médias grecs, c’est là que se sont retrouvés, pour «souffler un peu», les représentants des créanciers de la Grèce à l’issue d’une ultime et épuisante nuit de négociations, laquelle s’est achevée sur une impasse. Une fois de plus.

«Remake» dramatique

Une crise peut en cacher une autre : en Grèce, celle des migrants occupe le devant de la scène depuis janvier, faisant oublier la tragédie économique dont les multiples rebondissements avaient tenu l’Europe en haleine tout au long de l’année 2015. Ce lundi pourtant, avec le retour des représentants du Fonds monétaire international à Athènes, c’est bien le «remake» du tempo dramatique de l’année dernière qui se profile peut-être à l’horizon.
Petit rappel des faits : en juillet, après six mois de bras de fer avec les créanciers du pays, le gouvernement d’Aléxis Tsípras, élu en janvier, renonçait à 90 % de son programme électoral et capitulait en acceptant un «mémorandum» : une nouvelle cure de rigueur pour son pays. En échange, Athènes obtenait la promesse d’un «plan d’aide» de 86 milliards d’euros sur trois ans. Le nouvel accord est signé en août. Et depuis ? Rien. Toujours soumise, depuis juillet, au régime du contrôle des capitaux (les retraits individuels se limitent à 480 euros autorisés par semaine), la Grèce n’a pas touché un centime des sommes promises. Car le premier versement reste conditionné à la validation de nouvelles réformes. Or les discussions s’enlisent depuis huit mois en raison de désaccords permanents entre Athènes et ses créanciers.

Geste de défi

C’est cette nouvelle impasse qui a été sanctionnée mardi à l’aube à l’hôtel Hilton, où se retrouvent régulièrement la partie grecque et les créanciers. Jusqu’à présent les protagonistes de ce huis-clos où se joue le destin du pays avaient tendance à minimiser leurs différences, affichant un optimisme de façade sur la «conclusion prochaine d’un accord».
Mais cette fois-ci quelque chose a changé. Jouant en partie sur les divisions entre le FMI et les Européens (notamment sur la réduction de la dette, préconisée par le FMI, mais une fois de plus rejetée catégoriquement la semaine dernière par le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble), les représentants grecs ont haussé le ton, retrouvant pour la première fois les accents de défiance de 2015. «Le gouvernement est souverain et c’est à lui que revient la décision sur la manière de réaliser les objectifs du mémorandum», a ainsi martelé mardi soir le ministre grec des Finances, Euclide Tsakalotos, qui a annoncé dans la foulée son intention de présenter cette semaine au Parlement deux projets de loi, sur la réforme de la fiscalité et sur les retraites. Sans attendre donc le feu vert des créanciers. Un véritable geste de défi, puisqu’en réalité, depuis la capitulation de Tsípras cet été, les Grecs ont abdiqué une grande partie de leur souveraineté. Une clause de l’accord signé en août place de facto le pays sous tutelle, en imposant l’approbation de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne (BCE) et du FMI avant d’engager «toute action relative à la réalisation des objectifs» de réformes économiques.
Comment les créanciers vont-ils réagir face à la fronde du ministre grec des Finances ? Difficile à prévoir, mais une nouvelle limite, officiellement «infranchissable», a été fixée au 22 avril, date d’une réunion de l’Eurogroupe qui doit en principe acter la fin des négociations et le déblocage tant espéré de la première tranche d’aide financière.
Reste que les désaccords sont nombreux : ils opposent principalement Athènes aux représentants du FMI (derrière lesquels se retranchent pour l’instant les Européens) qui exigent toujours plus de mesures frappant le porte-monnaie des Grecs. Avec de nouvelles coupes dans les retraites, une baisse du seuil des non-imposables à 7 000 euros annuels (alors que le gouvernement grec refuse d’aller en deçà de 9 090 euros), ou encore la vente à des hedge funds des prêts immobiliers en souffrance avec un seuil minimum de 100 000 euros, quand Athènes veut limiter cette cession aux prêts de plus de 160 000 euros. Autant de «lignes rouges» pour un gouvernement élu à gauche et qui voit sa cote de popularité s’effriter à chaque nouvelle concession.
«Les Grecs sont désabusés et vivent au jour le jour», affirme le serveur d’un bar du centre-ville. Sous un soleil quasi estival, les terrasses sont certes remplies, «mais la foule n’est qu’une illusion», ajoute-t-il, «la plupart des consommateurs tiennent des heures avec une seule bière ou un café». Dans les conversations, rares sont ceux qui soutiennent encore ouvertement Tsípras, mais l’Europe et le FMI sont tout autant rejetés désormais. Les leçons de morale de Christine Lagarde, la patronne du FMI, qui a appelé les Grecs «à cesser de traîner des pieds en attendant que les choses se fassent», ont été d’autant plus mal vécues que la presse a dévoilé comment le FMI avait engrangé depuis 2010 2,5 milliards de bénéfices sur les prêts à la Grèce, en appliquant un taux de 3,6 % nettement supérieur aux besoins pour couvrir les frais de l’institution (0,9 %).
Début avril, les révélations de WikiLeaks, qui retranscrit une conversation entre les deux principaux négociateurs du FMI à Athènes, lesquels envisageaient froidement, et même cyniquement, un «défaut de la Grèce» cet été, n’ont fait qu’accroître le divorce. Reste une question : comment la Grèce survit-elle sans un centime d’aide ? Il y a moins d’un an, le feuilleton grec semblait se résumer à un scénario catastrophe en cas d’absence de plan de sauvetage. En juillet, les caméras du monde entier étaient braquées sur Athènes, filmant avec des accents angoissés les distributeurs devenus le symbole du contrôle des capitaux et décrivant un pays «au bord du gouffre»,soumis au pire destin sans l’apport d’argent frais.
Il tient pourtant depuis sept mois, sans même avoir accès aux marchés financiers. «La Grèce survit car ses habitants se meurent», souligne l’analyste politique Georges Seferzis, qui explique cette étonnante résistance par la grâce d’une «forokatagida» : une inondation d’impôts, traditionnellement prélevés entre septembre et mars et qui ont fait entrer de l’argent dans les caisses de l’Etat. Lequel a également émis en 2015 pour «plus de 15 milliards d’euros de bons du trésor, ce qui apporte aussi un sursis à court terme», rappelle encore Georges Seferzis. 813 millions de bons du trésor supplémentaires ont d’ailleurs été émis mercredi. Mais le répit pourrait être de courte durée. «L’argent des rentrées fiscales tend à s’épuiser, de même que les liquidités que les gens gardaient chez eux suite au contrôle des capitaux. Sans compter qu’après une parenthèse de plusieurs mois, les remboursements des échéances de la dette vont reprendre», souligne l’analyste.

«Choc permanent»

Le nouveau bras de fer qui se profile avec les créanciers ne s’annonce donc pas sous les meilleurs auspices pour une Grèce pourtant épuisée par les électrochocs et ultimatums permanents. Depuis le début de la crise, rappelait la semaine dernière l’éditorialiste du quotidien le Journal des rédacteurs, «la politique imposée au pays n’est rien d’autre qu’un terrible choc permanent», déplorant l’échec d’une stratégie qui n’a abouti «qu’à mettre à genoux la société grecque» sans résorber le chômage (24 % de la population active) ni freiner les fermetures d’entreprise (plus de 250 000 au total, dont 10 000 depuis le début de l’année). «Ce qui est problématique, ajoutait-il, ce n’est pas tant que les créanciers nous ont contraints à subir de tels chocs, c’est qu’à chaque nouvelle catastrophe, ils nous ont contraints à prendre des mesures encore plus dures.» Avant de conclure : «Finalement, il y a pire que la crise : les tentatives des créanciers pour te sauver.»
Maria Malagardis Envoyée spéciale à Athènes